samedi 20 septembre 2014

Une partie de mon livre...

Outre Méditerranée 

Dans la blancheur d’une autre ville d’Afrique du Nord, je suis arrivée sans hâte, simplement, petite douleur déchirant les entrailles de ma mère en une journée de juillet comme les autres. Je suis venue dans un vagissement émouvant, sans lequel ç’eut été le néant, la naissance manquée, l’amour sans fruit… Le ciel a voulu que mes poumons se gonflassent telle une voile pour donner son élan de départ au navire de mon existence. Comme si en poussant ce cri, j’avais ouvert la porte de ma vie. Il a suffi d’un souffle… C’était en l’année 1945. Depuis, je vogue, à travers les tempêtes, les mers calmes, au large ou près des côtes, je vogue, toutes voiles dehors, tandis que les vagues bondissantes viennent heurter ma coque presque indestructible… 

Je suis née dans une débauche de parfums et d’arômes, entourée de lauriers roses et de palmiers dattiers, éblouie par la lumière intense d’un début d’après-midi. Tout était empreint d’une odeur d’intrigue qui sut toucher le nouveau-né que j’étais dès ses premiers instants de vie… 

De ces années de soleil et de chaleur, il reste en ma mémoire de brèves séquences qui clignotent comme des diapositives fixant devant mes yeux des silhouettes de femmes enveloppées dans leur voile éblouissant. Je ressens encore l’écrasement d’une chaleur insistante, L’éclat d’un soleil de plomb accroché à un ciel bleu insolent et le mystère créé par l’étroitesse des ruelles, le vêtement qui ne dévoilait que des yeux : spectacle évocateur de spectres! Étaient-ce des fantômes, ces formes immaculées qui se profilaient dans les rues d’Alger? 

De doux bras m’emportaient dès que mes cris se faisaient implorants! Je ressens encore aujourd’hui profondément la tendresse de leur étreinte, une tendresse pénétrante qui envahissait mon cœur tout neuf d’un amour qu’il ne se lassera plus d’éprouver ni de réclamer. Il m’a nourrie, cet amour, autant qu’a pu le faire le sein de ma mère, nourrie d’un nectar inépuisable de sensibilité et de réceptivité. Dès lors, j’ai su qu’existait dans les rapports la dualité des joies et des chagrins. J’ai compris qu’aimer suscitait le besoin, chez l’aimé comme chez l’aimant, et qu’ainsi s’exprimait le mal d’aimer. On veut tant garder l’amour, en prolonger le plaisir qu’on finit par ne plus pouvoir s’en passer. Il devient le moteur même de la vie. 


Dans mon entourage, je sentais que des yeux me regardaient sans cesse et je voyais de petites mains se tendre vers moi pour me toucher. Si petites fussent-elles ces mains, celles de ma sœur Maïe, surent m’emporter dans leur tendresse enfantine et me combler d’une affection protectrice et attentionnée de tous les instants. Une silhouette haute et imposante s’approchait souvent de moi. Un regard de père fier et admiratif m’observait tandis que me parvenait une solide voix de basse, mélodie rassurante et bienfaisante qui a bercé mes premières années. 

Je venais donc combler la solitude d’enfant unique d’une petite fille, ma grande sœur, de deux ans et trois mois mon aînée, dont la naissance avait été chèrement désirée. Elle et moi allions devenir de proches compagnes. Tout au long de mon enfance et jusqu’à la vingtaine, ma sœur saura faire naître chez moi une admiration mêlée de respect. Je me réjouissais de sa présence et ressentais cruellement son absence. Elle faisait partie intégrante de ma vie, comme si elle et moi formions un tout indissociable. Il existe encore entre nous une complémentarité qui, par moments, peut nous opposer, tout en constituant notre lien le plus fort. 

J’appris vite à marcher pour aller avec ma sœur « mener, mener sur la maison » ainsi que l’exprimait le langage enfantin de mes quelque quinze mois. Nous allions sur l’immense terrasse qui aurait pu nous servir de tremplin pour parcourir ainsi sans toucher le sol tous les toits de notre quartier. La personne qui aidait maman y étendait le linge blanc qui y battait au vent comme un drapeau de paix. Cette terrasse, pourtant, fut le théâtre du premier drame dont je fus responsable, lorsque, avec la plus grande des naïvetés, je saisis par le bras Adèle, la poupée chérie de ma sœur, que j’entrepris de secouer allègrement, tant et si bien que le bras que je tenais se détacha du corps, brutalement. Je ne puis oublier l’horreur qui se lisait dans les yeux de ma sœur, ni son cri de désespoir, ni le torrent de larmes inépuisables qui y a succédé. Il n’y a pas vraiment eu d’enterrement…, mais j’entends encore la voix grave de mon père fredonner avec humour : « …Car elle est morte Adèle, Adèle ma bien aimée.... ».

Je conserve peu d’images nettes de mes trois premières années si ce n’est la disposition de l’appartement que nous occupions et son balcon, premier contact avec l’extérieur, d’où je percevais, étonnée, le spectacle mystérieux et exotique d’une ville nord-africaine, et qui laissait s’infiltrer la gamme des parfums mêlés d’odeurs de menthe, de fleur d’oranger, de miel et de couscous.

Un souvenir demeure, suave, d’une grande douceur, celui de Mamy, la grande amie de ma mère qui nous a côtoyées, ma sœur et moi, toute notre enfance. Sa silhouette, qui respirait la bonté, transportait en permanence un parfum de fraîcheur et de propreté. De ses mains rassurantes, elle nous caressait affectueusement la tête et les joues en murmurant des paroles généreuses, à son image, Mamy nous a hélas quittés trop tôt, dans la solitude et le désespoir, à la suite d’une mauvaise chute dont elle ne s’est jamais remise. Je lui ai rendu visite à l’époque (fin des années 1970) à une clinique du Plessis-Robinson. Toujours aussi charmante et pleine d’une grande gentillesse, elle avait malheureusement perdu la notion du temps et prenait même son petit-fils Daniel pour son fils André, mort quinze ans plus tôt, un peu comme si elle avait fait abstraction d’une trentaine d’années de sa vie. C’était peine à voir. Mes pensées vont vers toi, Mamy-bonté, Mamy-amour. Ton contact bienfaisant m’a donné envie d’être un ange. Pardon Mamy, que dis-tu, je n’entends pas très bien? En suis-je devenue un?... Eh bien, selon le vieil adage, n’est-ce pas l’intention qui compte?... 

Dans la brume confuse de mes plus anciens souvenirs se dessine une plage baignée d’une lumière toute méditerranéenne. Est-ce bien moi ce robuste bambin à la mine réjouie, confortablement installé dans les bras d’une belle jeune femme brune, en qui je reconnais ma belle-sœur Huguette? Surprenant, si l’on en croit ma mère, qui a toujours affirmé que je refusais à tout prix de quitter son giron. Des noms de lieux remontent encore brouillés, en ma mémoire : Oran, Bou Sfer, que sais-je ma mère, les cheveux au vent, m’enlevait dans ses bras pour me faire marcher, Je crois encore sentir sur mes pieds la caresse infinie du sable qu’ils foulaient maladroitement. Ma pauvre grande sœur ne pouvant tolérer que quiconque osât mettre la main sur moi, à l’exception de ma mère, se remettait lentement d’une colère suscitée par son esprit de protection. Plutôt mûr de la part d’une enfant de son âge!... Maïe n’a jamais cessé de se sentir responsable de moi (de mes repas, de mes activités, du moindre de mes plaisirs), elle agit en conséquence. De mon côté, je n’attends pas d’elle qu’elle me materne. Mais le sait-elle? Il semble que non, jusqu’à présent. Et c’est ainsi que se sont édifiés nos rapports. 

Alger m’a fait don du soleil, de la chaleur, des parfums d’une culture autre que la mienne, de mes premières émotions. Alger m’a fait éprouver mes premiers élans d’amour et jouir des premières marques d’affection de mes proches. C’est à Alger que j’ai ouvert les yeux, gonflé mes poumons d’un premier souffle de vie… Mais le destin nous appelait tous ailleurs. Ma sœur et moi devions, semble-t-il grandir, dans le pays de nos parents. Et nous nous préparions tranquillement à rompre le charme… C’est ainsi. 

Ce fut bientôt l’heure du départ. Arrachés à la blancheur ensoleillée de la ville d’Alger, nous nous sommes éloignés du quai, emportés dans ce bateau trait d’union. Fini le mystère des femmes voilées aux yeux de braise. Fini l’engourdissement des membres dans une chaleur permanente. La Méditerranée nous portait vers les rives d’une France vivante, expressive, transparente. Des gestes de ma mère émanait déjà cette douceur que je connus dès mon premier pas sur le sol français.


Jeanne

 

3 commentaires:

Sandra Dulier a dit…

Un premier jardin parfumé, cette belle Alger, où les premiers pas se sont emplis de souvenirs. J'ai lu ce billet avec infiniment de plaisir et de partage. Merci pour ce bout de vie. Belle plume sensible et évocatrice, entre nostalgie et élan d'ailleurs. Mes amitiés. Sandra

liseroy213 a dit…

Oh Jeanne, quel beau texte. Tu devrais vraiment écrire un livre... quel beau récit ce serait.
Ce texte m'a beaucoup émue.

Unknown a dit…

Oh jeanne comme tu décris si bien ton pays d'enfance ,ta vie ,les odeurs de l'orient tu me transportes oh jeanne merci bcp de me permettre de te lire .Très ému et très chaleureux.☺