De Paris à Saint-Jean-des-Ollières
Je découvris la palette des tons nuancés du pays
maternel, les couleurs que j’avais perçues au fond du regard tendre de ma mère.
Paris s’offrit à moi à travers la grisaille des trottoirs des grands boulevards
que je parcourais la main logée dans la sienne. Je humais l’air pour m’enivrer
des odeurs qui y flottaient : la saveur douce et caramélisée des pralines
aux étalages des marchands ambulants, et le parfum de fourrure, subtil et
envoûtant, qui venait chatouiller les narines, incitant les passants à pousser
la porte de la boutique voisine.
Mon père nous emmenait au café Le Brébant (jumelé
à notre hôtel, Le Brébant Beau séjour) pour y prendre son demi habituel. C’est
au son du juke-box que je fis mes premiers pas de danse à l’âge de 3 ans
et demie. La samba, musique endiablée s’il en est, m’emportait déjà dans une
frénésie presque incontrôlable, phénomène qui m’a depuis accompagnée à travers
les années et jusqu’à aujourd’hui. Tant qu’il me restera un atome de vie, je
sentirai au fond de moi les battements de la mesure à l’image de ceux du cœur
humain. Éternel recommencement, pareil à celui des journées, des saisons, des
années, ce rythme lancinant évoque aussi le retour régulier des semailles et de
la récolte. Ou peut-être aussi le grand commencement et la grande fin… Nous
vivons et vibrons tous au rythme de l’horloge du temps, universellement soumis
au grand Maître du monde, dans l’éternité…
L’hiver arriva avec ses marrons chauds dont le
parfum d’écale grillée restait suspendu dans la fraîcheur du vent. En fermant
les yeux, je revois aujourd’hui encore les bouches de métro, pareilles à des
ouïes géantes, crachant un air chaud chargé des étincelles jaillies des rails,
sous la pression brutale des roues. Sur l’asphalte de ces boulevards, mes
petits pieds ont laissé leur empreinte, effacée depuis par l’œuvre du temps.
J’ai gardé le souvenir étrange de ces séances de marche rapide (avec une maman
sportive…) où je réussissais à adopter le rythme régulier et énergique de ma
mère. Il m’arrivait de m’endormir sans que cela empêchât mes jambes de
poursuivre leur mouvement machinal… Les passants, scandalisés par ce spectacle
révoltant, proféraient alors des paroles de reproche à l’intention de ma
coupable mère, qui n’en perdait pas pour autant son superbe aplomb. Car,
estimait-elle, il est bon de faire, le plus souvent possible, d’une pierre deux
coups!
Nous habitions à quatre une chambre d’hôtel exiguë
et inconfortable, boulevard Poissonnières. Une cuisine avait été improvisée
dans la salle de bains-W.C. Combinaison plutôt incompatible… C’est là que je
passais, docile, le plus clair de mon temps en compagnie de ma mère qui s’affairait
dans l’art de concocter des mets délicieux embaumant l’appartement, ou de
confectionner, à l’aide de chutes de fourrure acquises à la boutique du
boulevard, d’élégants manteaux, chapeaux et manchons, ou, dans des morceaux de
tissu frais et léger, robes et salopettes dignes des grands couturiers…
lorsqu’elle ne tricotait pas des gilets ou des bonnets fort seyants. Il
m’arrivait souvent de marcher sur la pointe des pieds pour aller replacer le
sel dans notre petit buffet (rapporté d’Algérie) se dressant entre les deux
lits de l’unique chambre, que je revois les volets clos de jour comme de nuit.
Une primo-infection y gardait ma sœur alitée. Malgré mon très jeune âge, je
m’efforçais de demeurer silencieuse pour lui permettre de s’assurer des heures de
sommeil qui la mèneraient, à coup sûr, vers la guérison. Et pour mettre toutes
les chances de son côté, ma mère, toujours attentive, avait réussi à nous
éloigner de ce taudis malsain pour nous offrir l’air de la montagne,
particulièrement bénéfique pour une enfant atteinte des premiers signes de la
tuberculose. Contrairement à ce qu’auraient fait la plupart des mères, elle a
refusé de l'envoyer au sanatorium où ma sœur aurait vécu loin de la famille. Nous
nous retrouvâmes bientôt toutes les trois à Saint-Jean-des-Ollières, un petit
village pittoresque, retiré, du Massif Central. Mon père, officier de l’armée
de l’air, était, à l’époque, retenu à la base militaire de Villacoublay. Il ne
fut donc pas des nôtres, à notre grand regret. Ses visites, aussi rares
fussent-elles, illuminèrent cependant notre séjour au grand air d’une joie sans
pareille…
Jeanne
Années 1990